Entretien avec Kacem Basfao professeur chercheur à la faculté de lettres Ain chock à Casablanca . Propos recueillis par M hamed Dahi prof à la Faculté de Lettres Ain Chock-Université Hassan II Casablanca.
1-«·Le passé simple »a sonné le glas de la· production littéraire ethnographique· afin que la fiction· s'engage résolument· dans la reconquête d'une image de soi ébranlée. Selon vous, quel est le statut dece roman dans le parcours du roman marocain d'expression française?
Avant «·Le passé simple·», les textes euphoriques d'un Ahmed Sefrioui reprenaient les scènes typiques et exotiques qui avaient fait le succès de la littérature orientaliste européenne. Ils affirmaient la culture millénaire du groupe, ses coutumes et ses valeurs traditionnelles, ses usages qui étaient vécus comme un refuge et une résistance au moment où le colonisateur visait à assimiler les élites.
«·Le passé simple·»ne s'inscrit pas dans cette stratégie défensive, réactive et frileuse, c'est une œuvre offensive, sur un double front. Au nom de l'universalité et de l'humanisme, elle s'attaque à l'hypocrisie et au double langage, ceux du colonisateur-protecteur (elle retourne contre lui sa devise·: «·Liberté, Egalité, Fraternité·») et ceux des siens, du groupe, et du pater familias(le personnage du Seigneur représente l'autorité et les autorités) qui dévoient l'islam et instrumentalisent les us et coutumes pour installer leur pouvoir et continuer à dominer femmes, enfants et autres «·protégés·» de l'intérieur. «·Le passé simple·»rompt avec tout ce qui le précède, radicalement·: avec audace, il s'attaque à la fois à la colonisation et à la colonisabilité. Il inscrit dans l'histoire et l'histoire littéraire une logique d'écriture mutante·et un univers mental absolument nouveau : c'est le roman inaugural de la littérature maghrébine et marocaine moderne, et ce quelle qu'en soit la langue véhiculaire·: français, arabe ou autre·! ·
2- Pourquoi, à votre avis, «Le passé simple », dans ses dimensions idéologique, sociale et individuelle, a-t-il engagé la littérature dans une conception perçue comme la réparation d'une blessure narcissique?
Publié en 1954, deux ans avant «·Nedjma·» de Kateb Yacine, «·Le passé simple·» est de plus en rupture avec une tradition et une pression communautaires qui ne laissent qu'une place marginale à l'individu. Individu qui n'était envisageable alors que comme composante du groupe et non pas comme entité autonome, ayant une valeur en soi, en dehors de la branche familiale, de la tribu ou du clan. En effet, «·Le passé simple·»est le premier roman qui raconte l'histoire de la formation et de l'individuation d'un personnage·: Driss Ferdi lutte pour s'affirmer comme individu, au sens moderne du terme, envers et contre une famille patriarcale, une communauté reproductrice de normes figées et de traditions sclérosées, et une pression sociale étouffante.
3- Qu'est ce qui explique que «Le passé simple » ait été mal reçu au Maroc à sa parution, en 1954?
·Déjà tout ce que je viens de vous dire et qui montre combien l'écriture et la publication de ce roman sont le fruit d'une mutation civilisationnelle, un accident de l'histoire. Driss Chraïbi est un mutant, c'est pourquoi c'est un écrivain génial, il a su sentir et dire magistralement, bien avant tous les autres, un phénomène social et culturel encore à l'état d'émergence. En effet, les contextes culturel, politique, idéologique et sociologique n'expliquent pas l'écriture du «·Passé simple·». Au contraire, ce premier texte va à leur encontre, il les déborde largement. Il ne pouvait donc qu'être mal reçu au moment où on ne pensait que groupe et politique. La lutte pour l'indépendance du pays focalisait toutes les énergies, et cette priorité exclusive du groupe reléguait aux oubliettes toute autre problématique, celle de l'individu en particulier. A ce moment-là, le groupe ne pouvait pas accepter de critique interne, il ne pouvait se percevoir que comme tout beau et bon à l'instant où il luttait contre un occupant sur lequel il projetait tout le mauvais, un colonisateur bouc émissaire et bourreau cause de tout ce qui n'allait pas à l'intérieur. D'ailleurs, la fameuse «·Affaire du Passé simple·» n'a éclaté qu'en 1957, à partir d'un article publié par le journal Démocratie. Il a été dit à Chraïbi qu'il n'y avait pas de linge sale à laver, puis, bien des années après, que le linge sale était à laver en famille et non pas sur la place publique. Maintenant, tout le monde porte «·Le passé simple·» aux nues et s'accorde à dire que c'est un chef d'œuvre de la littérature mondiale. Et le public a continué à demander à cor et à cri à l'auteur, et ce jusqu'à sa mort, l'écriture d'un autre «·Passé simple·»·: il répondait immanquablement que c'est aux jeunes auteurs de produire des textes sur le contexte socio-culturel de leur enfance et leur adolescence, car les époques sont nécessairement différentes, même si certaines réalités perdurent encore
4- Les romans de Driss Chraïbi sont reçus et utilisés surtout selon les angles sociologique et idéologique. Comment évaluez-vous ce genre d'approche réductrice du fait littéraire?
Cette approche, récurrente et souvent stéréotypée, s'explique par l'état de la société au jour d'aujourd'hui et par les luttes qui s'y déroulent·: combats pour les droits des individus (Droits de l'Homme et condition de la femme)·; choc idéologique entre des choix de société antagonistes·; etc. D'autres approches de l'œuvre de Driss Chraïbi existent sur le marché des idées·: approches psychanalytique, narratologique, sémiologique et autres, qui sont plus ou moins innovantes, et qui font plus ou moins de place à l'étude de la littérarité des textes analysés.
5- Dans la préface de « L'âne», Driss Chraïbi mentionne que Driss Ferdi lui ressemble. « Le héros du Passé simple s'appelle Driss Ferdi, c'est peut-être moi, En tout cas, son désespoir, c'est le mien». Quel rapport entretient l'auteur avec le texte fictionnel?
Driss Chraïbi a un rapport complexe avec le roman·: dans l'ensemble de ses textes et pas seulement «·Le passé simple·», le réel et l'imaginaire sont inextricablement liés. Il n'écrit pas des romans à clefs et il serait vain de chercher à repérer, terme à terme, ce qui est de l'ordre du réel et ce qui est de l'ordre de l'invention littéraire. L'observation de la réalité, la sensibilité et l'expérience vécue alimentent ici la fiction et forment le fonds sur lequel elle prospère. A travers son écriture, cherchant à se dépouiller des pesanteurs de l'avoir, il est en quête d'être et d'absolu. L'écrivain cherche à aller à l'essentiel, au-delà des apparences de la réalité et du réalisme. Driss Ferdi n'est pas totalement Driss Chraïbi, c'est un Driss Chraïbi plus vrai que nature, un Driss Chraïbi qui croit en la réalité de ses désirs et qui matérialise ses ambivalences et son envie d'absolu en des êtres de papier d'autant plus vrais et attachants qu'ils existent par eux-mêmes.
6- «La civilisation, ma mère!..» est une vision «optimiste» et rêvée de la situation familiale que «Le passé simple » met en scène sur une tonalité conflictuelle. A quoi est due, selon vous, cette différence de vision entre les deux romans?
Les deux romans forment les deux versants d'une seule et même réalité·; ils s'éclairent l'un l'autre·: le réalisme fantasmé· du «·Passé simple·»(le réel y est passé au tamis de l'imaginaire) et la dimension rêve éveillé de· «·La civilisation, ma mère·!..·»sont complémentaires. Dix huit années ont passé entre la première et la deuxième œuvre·: cette différence de vision est un effet du travail du
temps et du travail sur soi. Il ne faut pas non plus oublier qu'entre les deux livres, la mort réelle du père de l'auteur a changé les données du problème. Les temps sont autres et les modalités du changement se sont métamorphosées : une fois que la statue du Père autoritaire et théocratique a été ébranlée et mise à bas, il s'est agi de redistribuer les représentations et le rapport de force au sein de la famille et de la société, et d'appeler de ses vœux un temps où la mère et la femme auraient, elles aussi, toute leur part dans la construction de leur devenir et du devenir de la société dans laquelle elles vivent.· Une certaine sérénité, une espièglerie stimulante et une ferveur militante mais distanciée habitent «·La civilisation, ma mère·!..·»
7- Même si Driss Chraïbi s'est employé à domestiquer la langue française afin qu'elle serve sa quête identitaire, ne peut-on pas considérer qu'il a décrit le réel dans une optique occidentale? Par exemple, sa description, dans « Une enquête au pays», des citoyens d'un petit village de l'Atlas comme des campagnards coupés du monde et qui ne connaissent pas le gouvernement, ni même la télévision?
Non. Tout au contraire, c'est à la fois une vérité sociologique (l'attention portée au développement et au désenclavement de bien des régions rurales reculées et de villages de montagne est l'effet d'une toute récente volonté politique·!), et un élément significatif de la vision du monde de l'écrivain, toujours attiré par l'essentiel. Par le biais de cette description, Driss Chraïbi dit son attachement à l'humanité vraie et brute de décoffrage, à ces populations solidaires qui vivent le plus simplement du monde, dans des économies de subsistance, proches de la terre et des réalités de la vie et de la mort, et dont l'attention et les efforts se focalisent sur les nécessités de la survie. Ces populations au mode de vie rustique sont donc éloignées des effets et tentations de la société de consommation, mais aussi des préoccupations politiciennes des gouvernants et des élites intellectuelles. C'est en même temps le signe d'une certaine nostalgie de la pureté originelle qui marque toute l'œuvre de Driss Chraïbi.
8- Par rapport à «Un ami viendra vous voir», quel est le statut de la femme dans la société de consommation?
«·Un ami viendra vous voir·» dit les effets négatifs et les déséquillibres de cette société de consommation qui va jusqu'à désagréger l'humanité du personnage principal·: un jeu de télé-réalité va être fatal au personnage féminin de ce roman qui, perdant tous les repères qui ancrent à la raison et à la santé mentale, finit par commettre un meurtre sur son propre enfant. La femme et l'enfant sont les cibles privilégiées de la communication médiatique qui, oubliant le besoin vital de sens et d'authenticité, vise sans aucun état d'âme à installer partout la société de consommation, la soif de confort matériel et la toute puissance de la technique.·
9- « Succession ouverte» est un roman qui met un point final à l'ère du Père et qui ouvre celle de la mère. Pourquoi s'évertue-t-on à tuer le père dans le roman marocain. N'est-ce pas un besoin inconscient de retourner dans le giron maternel?
« Succession ouverte·» est un texte où le travail du deuil est à l'œuvre après le décès du père. Tuer symboliquement le Père, c'est aussi se mettre à exister comme adulte, se dire prêt à prendre la relève, s'affirmer et affirmer ses rêves et sa conception du monde, dire les exigences de son temps. Il ne faut pas oublier que c'est surtout s'attaquer à l'autoritarisme et au vieux monde, et s'ouvrir au difficile apprentissage de la démocratie. Cette nouvelle ère appelle un rééquillibrage des responsabilités et des fonctions, le dialogue et l'échange avec l'autre moitié de l'humanité, et donc la fin d'une guerre des sexes traumatisante et stérile.
10- Dans «Mort au Canada», pourquoi l'auteur a considéré la passion comme le personnage principal du livre?
Après les rapports père-mère, Driss Chraïbi ne pouvait pas ne pas s'intéresser aux rapports homme-femme. Un dialogue et un échange entre hommes et femmes qui ne va pas de soi et qui est difficile à construire. Même dans le couple, le risque est toujours que l'un des deux partenaires doive renoncer à tout ce qu'il est. La passion dévorante, c'est le sujet d' «·Un ami viendra vous voir·», l'amour-passion y est décrit et analysé au scalpel.
11- D'après «La civilisation, ma mère!..», comment évaluez-vous le rôle de la femme militante et émancipée dans une société fermée?
A travers l'écriture de «·La civilisation, ma mère·!..·», Driss Chraïbi nous dit combien le militantisme et l'émancipation féminine sont une chance à saisir pour gérer une sortie non violente d'une société fermée·sur elle-même et qui résiste au changement parce qu'elle n'a plus confiance en sa capacité à s'ouvrir sur les autres et à leur prendre ce qui est nécessaire à son épanouissement sans être débordée. C'est le prix à payer si l'on veut s'inventer un présent et un avenir dignes de la grandeur passée.
12- Dans «Les boucs», le nom du protagoniste (Yalann Waldik) est très significatif. Est-il à mettre en rapport avec sa fonction sociale envers ses compatriotes émigrés? Qu'est-ce qui justifie le choix de ce nom propre?
De même que celui de Raus (sors·! va-t-en·! en allemand), le nom de ce personnage est plutôt une insulte lancée aux racistes qui traitent les travailleurs immigrés de bicots et autres termes offensants et qui aimeraient bien les expulser tous. Par ses nom et prénom, ce personnage brave ces tentatives d'humiliation auxquelles lui et ses compatriotes sont confrontés quotidiennement.
13- Dans la première partie de «Les boucs», le héros Yalann Waldik dit je, mais son humanité meurt peu à peu, il perd le je et devient il. Pourquoi l'auteur a été contraint de choisir cette forme de style?
La situation qui est faite à ces travailleurs venus du Nord de l'Afrique les déshumanisent et les minéralisent·: leur individualité leur est déniée et ils perdent peu à peu leur personnalité particulière pour se résorber dans un groupe auquel il ne reste plus, pour se défendre et résister à un milieu hostile, qu'à se fondre dans le paysage. Pour exprimer cela, l'écrivain fait dire «·je·» à· son personnage principal, Yalann Waldik, au début des «·Boucs·»,il perd ensuite ce statut de «·je·» pour devenir un «·il·», un être qui a fini par perdre son humanité en s'identifiant à ses compatriotes et en cherchant à vivre la situation qui leur est faite·; un personnage qui, malgré son désir d'être des leurs, se rend finalement compte qu'il n'a jamais été qu'un témoin extérieur de leur condition.
14- Driss Chraïbi a dit à plusieurs reprises que ce qu'il cherche ce n'est pas la Vérité ou l'Unité, mais le moi profond. Qu'en pensez-vous?
Cela est à replacer dans le cadre de sa recherche de l'essentiel et de l'authenticité de l'être. Il veut dire que pour être pleinement, il faut creuser en soi et se dépouiller de toutes les scories du conformisme, des apparences et du matérialisme qui a pour but l'accumulation des avoirs. Les derniers mots de «·Succession ouverte·»expriment cette quête de la vie et de ce que l'on est au plus profond de soi·; ils forment une allégorie testamentaire dont les termes reviennent souvent sous la plume de Driss Chraïbi·comme un manifeste où l'eau et la lumière représentent l'essentiel de la vie : « Les puits, Driss. Creuse un puits et descends à la recherche de l'eau. La lumière n'est pas
à la surface, elle est au fond. Partout, où que tu sois, et même dans le désert, tu trouveras toujours de l'eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse.·»
15- Pourquoi Driss Chraïbi a-t-il insisté, dans son oeuvreromanesque, sur la valeur de l'émotion des mots?
Driss Chraïbi se méfie de la stérilité de l'intellect et de la sécheresse des idées. Il ne se fie qu'à la charge émotionnelle des mots et des gestes. C'est un écrivain sensible et affectif·: les cinq sens sont convoqués dans son vécu du monde, ce n'est pas un auteur intellectuel qui disserte sur une représentation théorique du monde mais un écrivain qui fonctionne à l'émotion et qui vibre au contact direct du réel et de la vie simple et sans fards
16- Driss Chraïbi dit que, partout, on l'a pris pour un étranger. Est-ce que c'est une marque de distinction ou un sentiment de culpabilité envers l'autre?
Ni l'un, ni l'autre. On l'a toujours pris pour un étranger d'abord à cause de son physique qui ne répond pas au stéréotype ambiant, mais aussi à cause de sa personnalité atypique et anticonformiste. Esquissant son autoportrait avec l'humour qui lui est coutumier, il dit de lui-même·: «·Partout, avec la tête que Dieu m'a faite à son image, on m'a pris pour un étranger·! Et partout je me suis senti tranquillement chez moi, sur toute la terre, puisque je ne me suis jamais senti étranger à moi-même. (..) Qui parle de crise d'identité·? Pas moi. C'est un faux problème.·»
17- Quel bilan peut-on dresseraprès la lecture de l'ensemble de l'œuvre romanesque que Driss Chraïbi nous laisse ?
Driss Chraïbi a une place toute particulière dans la littérature marocaine, maghrébine· et mondiale. C'est un devancier génial et déroutant qui n'a cessé de déranger et d'innover en matière de thèmes et de genres littéraires·: il a été l'initiateur de la critique sociale avec «·Le passé simple·», a été le premier à écrire sur l'émigration («·Les boucs·»)·; le premier à écrire une satire («·La foule·»), des romans sortant du régionalisme thématique («·Un ami viendra vous voir·» et «·Mort au Canada·») et des épopées historiques («·Naissance à l'aube·» et «·La mère du printemps·»)·; et le premier aussi à jouer du roman policier et à le sortir du statut de paralittérature. L'humour, sous toutes ses formes, a été l'arme privilégiée de ce trouble-fête. C'est certes un écrivain immense et reconnu, un mythe de la littérature maghrébine, mais une grande partie de son œuvre est paradoxalement méconnue et reste à découvrir. «·Le passé simple·», «·La civilisation, ma mère·!..·» et «·Les boucs·» sont et riche d'une diversité qui promet bien des émotions aux lecteurs qui s'y plongeront.